Très tôt plongé dans le numérique mais ne pouvant se passer du milieu marin, Ronan Fablet a solutionné son paradoxe en développant une expertise pointue associant IA et océanographie. Les perspectives apportées par ses recherches nous ouvrent les portes de la compréhension des dynamiques des océans et surtout de l’infinité d’applications que l’IA va permettre pour la prédiction des phénomènes et l’observation des océans.
1) Vous êtes aujourd’hui professeur à l’IMT Atlantique, quel est votre parcours ?
Diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure de l'Aéronautique et de l’Espace en 1997 j’ai obtenu une thèse de doctorat en traitement du signal de l'Université de Rennes I au sein de l'INRIA Rennes en 2001. Suite à un postdoc à la Brown University de Rhode Island, j’ai obtenu un poste de chercheur à l’Ifremer au département d’halieutique. Cette expérience a initié la double approche que je porte aujourd’hui et qui repose sur la création d’interfaces entre l’Intelligence Artificielle et des modèles physiques de l’observation. En 2008, j’ai rejoint le département Signal & Communications de l’IMT Atlantique, initialement en tant que Maître de Conférences, et depuis 2012 en tant que Professeur. J’y poursuis mes recherches sur l’environnement numérique et l’IA tout en conservant ce lien fort avec les sciences et techniques de la mer.
2) Pourquoi allier IA et recherche océanographique ?
On retrouve l’IA partout dans notre quotidien et dans tous les secteurs économiques. Pour chaque domaine nous devons déterminer l’usage le plus pertinent. Celui de l’océanographie en est un très spécifique qui nécessite une double compétence entre compréhension des modèles physiques et l’IA. Le but est d’avoir une expertise sur la chaîne de traitement de la donnée, sa caractérisation et son analyse. La modélisation physique c’est particulier on ne traite pas une donnée océanographique comme une donnée financière ou de jeu vidéo par exemple.
L’océan est un milieu et un domaine encore largement inconnu, notre capacité d‘exploration de l’environnement marin aussi bien physique que biologique est assez limité par rapport à notre perception très fine de l’environnement terrestre. Aujourd’hui on observe l’océan avec des satellites mais sous l’eau ils sont complètement aveugles, on utilise alors d’autres technologies de type sonars et échosondeurs pour obtenir des « images » des fonds sous-marins mais le nombre de données reste limité, on parle d’échantillonnage. C’est pourquoi on utilise beaucoup d’outils de modélisation numérique de l’océan.
A Brest on a une expertise spécifique en océanographie spatiale. On utilise des capteurs satellitaires pour mesurer les paramètres de l’océan (courant, salinité, couleur…etc.). Il y a un grand nombre de satellites différents qui vont mesurer des paramètres particuliers. Chacun aura sa propre spécificité en termes de qualité de la donnée, surface géographique couverte, récurrence temporelle…et surtout beaucoup de zones noires. Pour observer entièrement l’océan il faudrait que l’on soit capable de faire des mesures sur tout et en permanence, c’est bien évidemment impossible.
L’augmentation récente des capacités de stockage de données et de calcul couplée aux techniques d’apprentissage de l’IA vont nous permettre de reconstruire des modèles de paramètres géophysiques de l’océan à partir de ces informations ponctuelles, éparses et incomplètes. L’IA va être capable de jouer avec la complémentarité entre les différents types d’informations et ainsi de combler les « zones noires » et nous permettre de prévoir la dynamique des océans.
3) A quels enjeux cela répond ?
En termes de compréhension et de modélisation de l’océan, nous adressons deux enjeux spécifiques qui sont l’amélioration de notre capacité de prédiction et de simulation des évolutions des paramètres de l’océan mais également l’optimisation des ressources d’observation.
Le premier volet comporte de nombreux champs d’exploration et d’usages également. Nous pouvons par ce biais obtenir une capacité d’observation et donc de surveillance du trafic maritime plus précise et immédiate par le biais des balises AIS par exemple. Ces dernières sont présentes sur tous les bateaux et transmettent des informations de positionnement, de vitesse, et d’identification du type de navires. Les méthodes d’apprentissage de l’IA nous ont permis de définir des comportements anormaux, qui diffèrent du comportement « normal » établi par les algorithmes. Ainsi nous pouvons détecter des comportements suspects pouvant être liés à des activités illicites comme la pêche illégale. Il y a également un énorme potentiel dans le domaine de l’écologie pour la compréhension du comportement de différents espèces et ainsi mettre en place une méthode de gestion des stocks plus adaptée à la ressource. Et au-delà même d’accéder à des découvertes sur leur physiologie et leurs capacités. Nous pouvons même faire des liens entre des paramètres environnementaux tels que le vent et le comportement de certaines espèces d’oiseaux. Lors de l’explosion du puits de la plateforme Deepwater horizon dans le golfe du Mexique, la capacité de modélisation des courants marins, ont permis d’anticiper le parcours de la nappe de pétrole. Le potentiel est quasiment infini.
Optimiser le pilotage des systèmes d’observation consiste à augmenter notre capacité à déterminer les positions et moments où faire les relevés. En effet, pour préparer les campagnes on regarde les données précédentes et on prévoit la route à suivre. Dans la réalité les phénomènes sont souvent aléatoires, le bloom de plancton va dépendre des paramètres environnementaux par exemple. Idem pour l’observation des tempêtes, nous souhaiterions pouvoir guider les drones sur les zones les plus riches en informations.
L’idéal serait d’arriver à basculer vers des plateformes plus simplifiées comme des téléphones portables qui permettrait par exemple de prendre des décisions sur des zones locales pour répondre à des usages locaux. L’IA peut permettre de réduire la complexité et permettre d’explorer un plus grand nombre de scénarios grâce à la même puissance de calcul. En IA on parle de jumeau numérique de l’océan par exemple qui nous permettrait de faire des scenarios en faisant varier un plus grand nombre de paramètres. On établit des structures de référence pour explorer un plus grand nombre de scénarios plus rapidement. On modifie un peu le scénario mais on ne refait pas tout le film.
4) Quels partenariats permet la chaire Oceanix ?
La chaire Oceanix a été mise en place suite à un appel à projet de l’ANR « Chaire de recherche et d’enseignement en intelligence artificielle » que nous avons obtenu. Nous y travaillons sur les mêmes questions de recherche mais avec des financements complémentaires et une approche partenariale. De nombreuses institutions mais également entreprises sont impliquées dans ce programme. Chaque partenaire industriel est associé à au moins une thèse pour laquelle le sujet a été défini conjointement ainsi que l’encadrement. L’intérêt académique et l’intérêt industriel avec des visées opérationnelles se rejoignent complètement sur ces sujets « IA et océan ». La chaire forme un cadre partenarial clair qui facilitent de nouvelles collaborations avec des entreprises.
Nous avons également déployé un dispositif « d’innovation ouverte » appelé « Bac à sable » adossé à DATARMOR qui offre des ressources de calculs et un environnement informatique de recherche et d’expérimentation. Des groupes d’étudiants pourront ainsi venir tester des algorithmes sur de nouveaux jeux de données, et travailler leur créativité. C’est aussi pour nous une opportunité de faire un lien avec les développements faits durant la chaire. Si une expérimentation démontre un intérêt important, nous mettrons alors en place de nouveaux formats de contractualisation pour pousser les recherches.
La chaire a aussi offert l’opportunité de faire évoluer l’offre de formation vers plus d’interdisciplinarité en créant une formation spécialisée « Data Science » dans le cadre du master « Sciences de la Mer et du Littoral » en partenariat avec l’ENSTA Bretagne, l’IMT Atlantique et l’Université de Bretagne Occidentale. Avec la rapidité des évolutions actuelles il est nécessaire de former dès aujourd’hui des professionnelles à même de créer les interfaces entre IA et modélisation physique des océans.
Fiche d’identité :
Ronan Fablet